PREMIERE PARTIE
1999
Tiré de l’Encyclopaedia Britannica, 17e édition, 2073 :
Icare Planète mineure, 1566. Possède l’orbite elliptique la plus excentrique de tous les astéroïdes connus (e=0,83), le plus petit demi-grand axe (a=1,08) ; celle qui passe le plus près du soleil (28 000 000 kilomètres). Découverte par Walter Baade à l’observatoire du Mont-Palomar en 1949. Son orbite s’étend d’au-delà de celle de Mars jusqu’à l’intérieur de celle de Mercure ; peut s’approcher jusqu’à 6 400 000 kilomètres de la Terre. L’observation au radar montre qu’elle a un diamètre d’environ 0,8 kilomètre et une période de rotation de près de deux heures et demie. L’orbite excentrique d’Icare n’avait guère soulevé d’intérêt jusqu’en juin 1997, date à laquelle le planétoïde se mit soudain à émettre une traînée de gaz et de poussière. Étant donné qu’il avait été classé parmi les objets célestes rocheux de type Apollo, sa transformation en comète fut un événement considérable pour la communauté des astronomes. Mais ce qui n’était qu’une curiosité céleste ne tarda pas à devenir une grande source d’inquiétude, lorsque, en octobre 1997, les calculs montrèrent que la poussée exercée par la queue d’Icare modifiait la trajectoire de son orbite. Et que cette perturbation pouvait provoquer, au bout de quelques années, une collision avec la Terre. Les gaz étaient trop ténus pour que leur impact soit de quelque conséquence ; mais la tête d’Icare restait cachée, et certains pensaient qu’un noyau solide pouvait bien s’y trouver. Auquel cas…
Icare
Dans la mythologie grecque, le fils de Dédale. Une fois que ce dernier, architecte et sculpteur, eut terminé la construction du labyrinthe pour le roi Minos de Crète, il perdit la confiance de son maître et fut confiné dans l’ouvrage qu’il avait bâti. Il eut alors l’idée de fabriquer des ailes, pour lui-même et son fils, à l’aide de plumes et de cire, et s’évada pour la Sicile. Icare, néanmoins, voulut trop s’approcher du soleil ; ses ailes fondirent, et il fut précipité dans la mer où il se noya. Le mythe d’Icare a inspiré à Van Hoven le titre de son chef-d’œuvre, La Chute d’Icare (1997), ouvrage dans lequel il prophétise le déclin imminent de la culture occidentale…
Un
C’est grâce à son ombre qu’il découvrit la montagne volante.
Un brouillard tourbillonnant de poussière voilait le soleil sur l’avant et Nigel aperçut Icare pour la première, fois sous la forme de la pointe effilée d’un doigt d’ombre noyé dans le nuage.
« J’ai trouvé le noyau, dit-il par radio. Il est solide.
— En es-tu bien sûr ? » répondit Len. Sa voix, lointaine et faible, se détachait mal sur les crachouillis du bruit de fond, alors que le Dragon, le module de commande, ne se trouvait qu’à un millier de kilomètres de là.
« Oui. Il y a un truc fichtrement gros qui se découpe en ombre chinoise dans la poussière et la virgule dessinée par la queue.
— Je communique avec Houston. De retour dans une seconde, mon vieux. »
Le silence ne fut plus troublé que par un faible bourdonnement. Nigel eut l’impression d’avoir la bouche pleine de coton ci toute molle : sensation d’avoir la langue épaisse née de la peur et de l’excitation mélangées. Il pointa son module vers l’extrémité du cône d’ombre orientée directement vers le soleil, puis ajusta le contrôle d’attitude. Un caillou vint frotter contre l’arrière de l’appareil.
Il pénétra dans le cône d’ombre. Le soleil pâlit, puis se mit à clignoter au fur et à mesure que passait devant lui un point de plus en plus gros. Flottant dans une lumière jaunâtre, Nigel continua de progresser. Une couronne éclatante se mit à rayonner autour d’une pépite noire et dure : Icare. Il était le premier homme à voir l’astéroïde depuis deux ans. De la Terre, il était occulté par son nouveau manteau de poussière épaisse.
« Nigel, dit vivement Len, à quelle vitesse t’en rapproches-tu ?
— Difficile à dire. »
La pépite atteignait maintenant la taille d’une pièce de cinquante centimes tenue à bout de bras.
« Je vais me déplacer latéralement, reprit Nigel, en dehors de l’ombre, simplement au cas où j’avancerais trop vite. »
Deux pierres sonnèrent le creux contre la coque ; la poussière paraissait plus épaisse, dans ce secteur, et c’était les débris qui s’éparpillaient de la blessure d’Icare qui engendraient son panache lumineux.
« Ouais, exactement ce que demande Houston. Des chiffres, pour le champ magnétique ?
— Non… attends, l’aiguille commence à bouger. Disons quelque chose comme un dixième de gauss.
— Hum. Autant leur transmettre.
— D’accord. » Il sentit son estomac se contracter légèrement. C’est parti, pensa-t-il.
La piécette noire se mit à grossir ; il fit dériver, par mesure de sécurité, le module vers la périphérie du disque. Un bref allumage des réacteurs directionnels le ralentit. À travers le petit télescope, il se mit à étudier le bord irrégulier d’Icare, mais l’éclat aveuglant du soleil, juste derrière, noyait tous les détails. Il sentit son cœur battre lourdement sous sa combinaison étroite.
Un clic, des craquements d’électricité statique.
« C’est Dave Fowles qui vous parle de Houston, Nigel, par l’intermédiaire du Dragon. Félicitations pour vos observations visuelles. Nous aimerions vérifier la force du champ magnétique ; pouvez-vous transmettre les relevés automatiques ?
— Bien compris », répondit Nigel. Les conversations avec Houston traînaient en longueur ; le délai de transmission était de plusieurs secondes, même à la vitesse des ondes radio. Il appuya sur un certain nombre de commutateurs ; il y eut un bip aigu. « C’est fait », dit-il.
Le bord du disque noir se précipitait vers lui.
« Je vais en faire le tour, Len. Je risque de perdre le contact pendant un moment.
— D’accord. »
Le module franchit la ligne de partage entre ombre et lumière et se retrouva en plein soleil. En dessous de lui, ce n’était qu’un monde de cendres calcinées. Bosselé, avec de petites vallées peu profondes, et partout une roche d’un brun tirant sur le noir. L’orbite fortement elliptique d’Icare l’avait fait griller comme à la broche, chaque fois que, deux fois par an, il était passé aussi près du soleil que Mercure.
Nigel régla la vitesse du module sur celle du bloc errant, et mit en route une série d’expériences. Les lumières de contrôle du tableau de bord se mirent à clignoter, et les bruits d’une lente activité emplirent la cabine encombrée. Icare tournait lentement dans l’éclat fulgurant du soleil, paraissant morne et rugueux… Rien d’un messager de la mort pour des millions de gens.
« Peux-tu m’entendre, Nigel ? demanda Len.
— Cinq sur cinq.
— Bon. Je ne suis plus dans la zone d’ombre radio. De quoi a-t-il l’air ?
— Rocheux ; peut-être avec une partie de nickel-fer. Aucun indice de neige ou de structures agglomérées.
— Pas étonnant, puisqu’il cuit depuis des milliards d’années.
— Dans ce cas, d’où vient donc sa queue de comète ? Ce flamboiement ?
— Un filon de glace s’est trouvé exposé à l’espace ; ou bien des fissures se sont produites – tu sais bien ce qu’ils nous ont dit ; quel que soit le truc, il ne devrait pas tarder à être complètement vaporisé, maintenant. Deux ans, ça devrait suffire !
— On dirait qu’il tourne sur lui-même – voyons, laisse-moi vérifier – quelque chose comme une fois toutes les deux heures.
— Hum, hum. C’est une confirmation.
— Il ne peut y avoir que de la roche solide pour supporter une telle force centrifuge, non ?
— C’est ce qu’ils racontent. Peut-être Icare n’est-il que le noyau usé d’une ancienne comète – ou peut-être pas. En tout cas c’est de la roche, et c’est tout ce qui importe pour le moment. »
Nigel trouva qu’il avait un goût amer dans la bouche ; il prit une gorgée d’eau, avec laquelle il se rinça les dents avant de l’avaler.
« Ce truc doit faire quelque chose comme un kilomètre de diamètre ; forme approximativement sphérique ; surface présentant peu de détails, dit-il lentement. Pas de véritables cratères, mais cependant quelques dépressions circulaires peu profondes. Peut-être dues, après tout, à l’alternance de la chaleur et du froid à chacun de ses passages auprès du soleil, qui entraînerait une certaine forme d’érosion. »
Il s’exprimait d’un ton neutre, automatiquement, pour combattre l’impression déprimante qu’il ressentait. Nigel avait espéré trouver une masse de glaces et non ce gros rocher, même si les indices indirects n’étaient pas en faveur de la première hypothèse. Il avait nourri l’espoir, comme un petit groupe d’astrophysiciens, que le Panache d’Or, apparu en 1997 – une grande virgule flamboyante de couleur orangée, longue de trente millions de kilomètres, qui avait ondoyé et dansé dans le ciel nocturne pendant trois mois, illuminant la Terre –, ne faisait que signaler la fin d’Icare. Aucun télescope, y compris celui à rayons X du laboratoire orbital Skylab, n’avait été en mesure de pénétrer le nuage de poussières et de gaz qui tournoyait autour du point où se trouvait Icare et l’obscurcissait. Une théorie avait été avancée par certains, disant que la couche de roche aurait été peu à peu érodée par l’éternelle averse de particules en provenance du soleil – le vent solaire – et que la masse de glace qui se trouvait à l’intérieur aurait été brutalement portée à ébullition, créant le Panache d’Or. Auquel cas, aucun noyau ne subsisterait. Mais la plupart des astronomes estimaient improbable que le noyau d’Icare fût constitué de glace, et pensaient au contraire qu’il devait être composé d’une masse rocheuse, perdue au milieu du nuage de poussière.
La controverse profitait à la NASA, qui espérait grâce à elle recueillir suffisamment de fonds pour pouvoir lancer une mission spatiale en direction d’Icare. La grande virgule recourbée et s’étalant en éventail était l’objet céleste le plus brillant jamais vu depuis le dernier passage de la comète de Halley ; tout le monde pouvait la voir, même à travers l’air pollué des villes, et elle faisait les manchettes des journaux.
Mais, au cours de l’hiver de 1997, le problème de la composition d’Icare devint autre chose qu’un simple débat académique d’experts. Le flux de gaz dégagé par la tête de ce qui était maintenant la comète Icare paraissait l’avoir fait dévier de sa trajectoire. Le nuage de poussière se déplaçait légèrement de côté par rapport à l’ancienne route de l’astéroïde, et il était logique de penser que si un noyau dur y restait, il devait se trouver près du centre de ce nuage. La déviation de trajectoire était infime ; il était bien difficile d’effectuer des mesures précises, et des doutes subsistaient. Néanmoins, il devint évident que le centre du nuage et ce qui pouvait rester d’Icare entreraient en collision avec la Terre vers le milieu de 1999.
« Len ? À quoi ça ressemble, d’où tu te trouves ? demanda Nigel.
— Plutôt sinistre. On ne voit pas grand-chose, avec la poussière. À travers les nuages, le soleil prend une sorte de couleur glauque. Je me suis pas mal écarté, afin de pouvoir séparer tes signaux radio et tes images radar du brouillage solaire.
— Où suis-je ?
— En plein dans le mille, au centre du nuage. En route pour le Bengale.
— J’espère bien que non.
— Ouais. Hé ! Un relais de Houston pour toi. »
Quelques instants de bruit de fond, tandis que tournait en dessous de lui le planétoïde ténébreux. Nigel se demanda s’il était composé du matériau primitif avec lequel avait été bâti tout le système solaire, comme le pensaient les astrophysiciens, ou bien si ce n’était que le centre d’une ancienne planète qui aurait explosé, comme le claironnaient les journaux à sensation. Lui qui avait tant espéré découvrir simplement une boule d’eau et de méthane congelés : elle aurait éclaté en morceaux en heurtant les premières couches de l’atmosphère terrestre – non sans provoquer, sans doute, une gigantesque aurore boréale accompagnée de flux lumineux tout autour du globe –, ce qui n’aurait eu aucune conséquence dramatique. Il observait ce monde rocheux qui venait de trahir ses espérances en se révélant aussi dur et compact. Mortel. Les appareils photo cliquetaient méthodiquement, relevant la moindre bosse et la plus petite dépression ; une odeur désagréable faite d’un mélange de métal chaud et de transpiration rance emplissait la cabine. Pour Len et Nigel, maintenant, plus question d’une agréable petite promenade dans l’espace ; plus question d’aller creuser quelques trous pour emporter des échantillons ; pas de mesures à faire. Plus le temps.
« Encore Dave, Nigel. Confirmation définitive par le champ magnétique, mon vieux. C’est un mélange nickel-fer, pur à quatre-vingts pour cent, sinon davantage. Étant donné ses dimensions, cette masse rocheuse doit peser quelque chose comme quatre milliards de kilos.
— Exact.
— Les relevés radar de Len nous ont aussi permis de préciser encore son orbite. Ce tas de ferraille sous ton nez est en train de plonger directement au milieu de l’Inde, comme nous le craignions. Je…
— Tu veux que nous passions à la phase “ livraison H.O.F. ”, c’est ça ?
— C’est ça. Va pondre ton Œuf. »
Nigel appuya sur un commutateur. Tout un panneau d’appareils de contrôle se mit à clignoter.
« Procédure de mise en position de l’Œuf », dit-il mécaniquement, tout en surveillant les voyants lumineux.
« Bonne chance, mon gars, intervint Len. Autant chercher tout de suite un bon nid ; tu as tout ton temps. Gueule si tu as besoin d’aide », ajouta-t-il, tout en sachant très bien que s’il s’engageait dans le nuage avec le module de commande, toutes les communications avec Houston seraient temporairement coupées.
Nigel passa toute l’heure suivante à réveiller l’engin thermonucléaire de cinquante mégatonnes entreposé à seulement quelques mètres de sa cabine. Il récitait le jargon de la procédure – vérifications secondaires faites, armée-sécurité, vérification de profil – sans toutefois négliger complètement l’étendue lunaire qui défilait sous sa coque. Vers la fin de la procédure, il aperçut enfin ce qu’il recherchait : une faille déchiquetée sur la zone éclairée par l’aube d’Icare.
« Je crois avoir trouvé la faille, lança-t-il. De la longueur d’un terrain de football, à peu près, et faisant bien dix mètres de large par endroits.
— La roche est-elle fracturée ? demanda Len. Icare est peut-être en train de s’ouvrir en deux.
— C’est possible. Il serait intéressant de regarder s’il n’y en a pas d’autres, pour vérifier si elles ne forment pas un ensemble.
— Quelle est la profondeur ?
— Impossible à dire ; le fond est dans l’obscurité pour l’instant.
— Si tu as le temps – un moment, Houston demande à être relayé. »
Un silence, puis :
« Nous sommes très satisfaits des relevés télémétriques transmis, Nigel. On dirait bien que l’Œuf est prêt à prendre son vol, non ?
— Faut le couver avant de le faire voler !
— D’accord, mon gars, tu m’as eu, cette fois », répondit Dave avec une certaine exubérance dans le ton.
Un silence, puis la voix de Dave reprit, plus grave et modulée. « Je voudrais que tu puisses voir le reportage en Tri-D sur la foule qui s’est rassemblée autour de nos installations, Nigel. Il y a des embouteillages sur un rayon de vingt kilomètres ; les gens sont partout. J’ai l’impression que cette histoire a mis le feu à l’imagination de toute la planète, Nigel, la plus noble tentative… »
Nigel se demanda si Dave se rendait compte de l’effet produit par son petit discours. Sans doute était-ce le cas ; être astronaute, c’est être membre chevalier de la Table ronde et comédien en même temps.
Il grimaça lorsque, un instant plus tard, la voix suave se mit a lui décrire la foule qui se pressait, tout en sueur, autour du bâtiment de la NASA à Houston, les crises cardiaques et les bébés venus au monde au milieu, le déferlement des prières chantées par les Nouveaux Enfants et leurs vigiles nocturnes autour de feux de joie aux flammes épaisses. Le numéro n’était pas mauvais, c’était indiscutable ; les millions d’auditeurs devaient avoir l’impression d’être en direct sur l’événement, et qu’il y avait une ligne ouverte entre Houston et Icare où l’on ne parlait que boulot, alors que les échanges, du moins du côté de Dave, étaient le résultat d’une mise en scène consommée.
« Personne à qui tu aurais envie de dire deux mots ici sur Terre, Nigel, avant la pause ? »
Il répondit que non, il n’y avait personne, qu’il voulait observer Icare pendant qu’il tournait, et étudier la faille. Mais, en même temps, il revoyait ses parents dans leur appartement encombré, désirait leur parler, et regrettait la manière maladroite et inefficace avec laquelle il s’était exprimé pour leur expliquer les raisons qui l’avaient poussé à faire ce qu’il faisait.
Tous deux vivaient encore dans ce bon vieux temps où espace équivalait à recherche, et recherche équivalait à vérité dépassionnée. Ils savaient qu’il s’était entraîné en vue de programmes qui n’avaient jamais été réalisés. Il avait passé un certain temps en orbite, telle une mécanique parfaite, et ça leur paraissait tout à fait suffisant.
Mais ça ! Ils n’arrivaient pas à comprendre comment il avait pu accepter une mission dont le résultat serait d’aller poser une bombe quelque part, si elle réussissait, et la mort si elle échouait. Une mission montée à la hâte, avec un matériel de fortune, un vrai merdier avec une probabilité d’échec de soixante pour cent, d’après ce que disaient les analystes de systèmes.
Ils avaient émigré d’Angleterre pour suivre leur fils, lorsque celui-ci avait été sélectionné pour un programme conjoint Europe-U.S.A., lors de sa dernière année à Cambridge. En tant que scientifique pluridisciplinaire, il avait paru facile à former, en bonne condition physique (pilote amateur, joueur de squash et de football), d’un commerce agréable, docile (après tout, il était britannique, c’est-à-dire bien content d’avoir une carrière devant lui, quelle qu’elle fût) et très présentable. Lorsqu’on découvrit la qualité de ses réflexes et son réel talent de pilote, ce qui lui valut d’être accepté pour la mission sur Mars (avant qu’elle capote), ses parents s’étaient sentis justifiés et avaient vu leurs sacrifices récompensés.
Il serait le responsable du nouveau programme d’exploration lunaire, avaient-ils pensé. Voilà qui valait bien l’abandon du petit confort léthargique de l’Angleterre pour ce cirque de technocrates en technicolor.
Si bien que lorsque se présenta l’affaire Icare, ils se dirent : pourquoi risquer ses années à Cambridge, ses états de service en astronautique, pour le grand vide entre la Terre et Vénus ?
Et qu’avait-il répondu ?
Rien, en vérité. Il s’était assis dans le rocking-chair, et, se balançant nerveusement, leur avait parlé travail, plans, relations, Deuxième Dépression, politique. Il ne se rappelait que peu de chose de leurs arguments ; mais le ton sur lequel ils avaient été donnés lui était resté dans l’oreille, en revanche.
Il y avait trop peu d’argent pour la recherche, pour les nouvelles idées, pour les rêves. Chose dont ses parents ne se rendaient pas compte. Tout en l’écoutant, son père ne pouvait s’empêcher de secouer négativement la tête, de quelques millimètres, le vieil homme n’ayant probablement pas conscience de trahir sa réaction. Lorsque Nigel avait entrepris de décrire le plan de mission d’Icare, son père avait eu pour sa mère l’un de ces regards indéchiffrables qu’ils échangeaient entre eux, puis lui avait conseillé, avec le plus grand calme, de ne pas signer et d’attendre une meilleure occasion. Elle se présenterait certainement. Sans aucun doute, oui. Du fond de leur petit univers, ils voyaient ça très bien. Il ne leur avait encore donné aucune belle-fille, aucun petit-fils, et n’avait guère passé de temps à la maison, ces dernières années. Tout cela, qui n’était pas dit, planait au-dessus de la conversation, trahi par les mouvements millimétriques de la tête de son père ; Nigel s’était promis de les voir davantage, une fois terminée la mission Icare.
S’étant manifestement documenté sur la question, son père lui parla alors des missions d’appui automatiques. Des engins robotisés, déjà prêts avec leurs charges nucléaires. Pourquoi Huston ne voulait-il pas se fier à eux ? Question de probabilités, répliqua Nigel, trop content d’être de nouveau sur le terrain des faits. Il n’ignorait cependant pas, en dépit des rapports des divers comités, que les chances n’étaient guère en leur faveur. Un homme était peut-être mieux, mais comment en être sûr ? Et même s’il fallait un homme pour aller pêcher le noyau de la comète, pourquoi fallait-il que ce fût précisément Nigel ? Réponses faciles : il était jeune, il avait d’excellents réflexes, et la formation adéquate ; ils n’étaient pas si nombreux dans ce cas. Nigel ne mentionna pas ce détail, tandis qu’il continuait à se balancer et à boire du thé tout en parlant à voix basse dans l’air immobile de la vieille maison. Il partirait de toute façon. Ils le savaient. Et cette dernière soirée s’acheva dans le silence.
Dans l’avion qui le ramenait à la fourmilière de Houston, il ouvrit l’un des volumes qu’il avait retrouvés sur les étagères de sa chambre d’enfant, et qu’une impulsion soudaine lui avait fait emporter. Le dos cartonné était tout craquelé et des taches dues au désordre de l’adolescence apparaissaient sur les pages raidies. Il se souvint de l’avoir lu peu de temps après s’être porté candidat pour le programme conjoint Europe-U.S.A., afin de faire mieux connaissance avec les Américains. Il se mit à le feuilleter, s’arrêtant sur les passages qu’il avait aimés, et finit par tomber sur l’un de ceux dont il se souvenait le mieux :
… Alors Tom a parlé, a parlé, et puis il a dit, filons d’ici tous les trois, l’une de ces nuits prochaines et trouvons-nous des affaires, et en avant pour des aventures à tout casser chez les Injuns, sur leur territoire, pendant quelques semaines ; et moi j’ai dit d’accord, ça me convient…[i].
Enfoncé dans le fauteuil ergonomique de l’avion à réaction, il se sentit plus proche de Huck Finn qu’auraient pu l’imaginer les autres Européens, froids et calculateurs.
La voix de Dave Fowles le tira brusquement de ses souvenirs.
« Nous venons de refaire les calculs des dommages qu’entraînera l’impact, Nigel. Ça s’annonce plutôt mal.
— C’est-à-dire ?
— Deux millions et demi de morts, au bas mot. Une zone de destruction s’étendant à quatre cents kilomètres autour du point d’impact. Aucune ville importante de l’Inde n’est menacée, mais des centaines de villages…
— Et où en est la famine ?
— Pire que ce que nous craignions, soupira Dave. On dirait bien que dès qu’ils ont entendu parler de ce qui allait se passer, tous ces petits fermiers ont abandonné leurs champs pour se consacrer au salut de leur âme. Ce qui n’a fait qu’aggraver la famine. L’ONU estime qu’elle aura fait plusieurs millions de morts d’ici à six mois, même en tenant compte des secours envoyés. Nos propres experts sont d’accord.
— Et les mouvements d’exode dans la zone d’impact ?
— Ça va mal aussi, nous a dit Herb. Ils refusent de bouger. Sans douté pour des raisons religieuses ou quelque chose comme ça. J’avoue que je n’y comprends rien, absolument rien. »
Nigel réfléchit, et une idée lui effleura l’esprit.
« Je viens de penser à quelque chose, Dave.
— Notre conversation n’est pas retransmise en ce moment, Nigel. Ça reste entre nous. Je t’écoute.
— Je vais aller poser mon Œuf après la période de repos, n’est-ce pas ? Ce truc est du pur minerai de métal ; c’est bien ce que dit l’étude du champ magnétique, non ? Inutile d’attendre, donc.
— Exact. Le chef de mission vient juste de nous en donner confirmation. Tu vas commencer la manœuvre de descente dans environ treize minutes.
— D’accord. Mais je voudrais aller pondre cet Œuf dans la fissure que j’ai découverte ; elle est longue et irrégulière. L’explosion aura davantage d’effet si elle se produit dans un trou, et celui-là m’a l’air profond. »
Le murmure de l’électricité statique ponctua le temps. Quelque chose de brillant à la surface d’Icare lui envoya un bref éclair ; il s’évertua à voir d’où il était venu et essaya de prendre un cliché. « Profondeur estimée ? » La voix de Dave était méfiante. « J’ai observé le déplacement de l’ombre pendant que la planète tournait au soleil. Le fond, à mon avis, se trouve à une quarantaine de mètres, au moins. L’impulsion donnée ne serait pas négligeable. Je pourrais en profiter pour ramasser quelques échantillons, ajouta-t-il sur un ton d’excuse.
Réponse dans quelques minutes. »
Len en profita pour intervenir. « Tu crois pouvoir y arriver comme ça ? Mettre ce truc en place risque de ne pas être commode.
Si je ne peux pas le descendre jusqu’au fond, je pourrais simplement l’accrocher à la paroi ; n’oublie pas que l’Œuf ne pèse guère qu’un kilo, ici. Un piton dans le rocher, et il tiendra comme un tableau sur un mur.
Exact. Pourvu qu’ils achètent ! »
À ce moment-là, Houston intervint.
« Atterrissage autorisé à proximité de la fissure. Si celle-ci est suffisamment large… »
Mais déjà Nigel se préparait.
Deux
C’était un monde de lignes droites, non de paraboles sereines. Il entama en douceur la procédure de descente du module – un cylindre entouré de rayons pour assurer sa stabilité, profil d’insecte se terminant sur une forme globuleuse, l’Œuf – tout en surveillant son écran radar. Difficile d’imaginer, vraiment, que ce caillou, là-dessous, était capable d’ouvrir un cratère de quarante kilomètres de diamètre sur la Terre ; il avait l’air bien trop inerte et paresseux.
« Sûr que tu n’as pas besoin d’un coup de main ? » demanda Len.
Nigel sourit, et tout son visage bronzé se plissa. « Tu sais bien que Houston refusera de nous laisser perdre le contact avec eux. L’antenne à gain de puissance du Dragon risque de devenir complètement muette dans le nuage de poussière, et…
— Je le sais bien, l’interrompit Len, et si nous nous trouvions ensemble du côté ensoleillé d’Icare, la Terre serait dans ma zone de silence radio. D’accord. Mais simplement au cas où…
— Évidemment.
— À toi de jouer, mon vieux. »
Les accidents de terrain du planétoïde grandirent. Il dirigea le module vers l’aube, et les détails, petits trous, arêtes, bosses, se firent plus précis. Derrière lui, il entendait le grondement intermittent des réacteurs directionnels. Il se concentra sur les distances et les vitesses relatives, arma les appareils de prise de vue automatiques, et s’immobilisa juste à l’aplomb de la faille. Il fit pivoter le module pour avoir une meilleure vue, et descendit centimètre par centimètre.
« Elle est plus profonde que je n’avais cru. Je peux voir jusqu’à cinquante mètres, et son ouverture est très large.
— Voilà qui est prometteur », commenta Len.
Sans attendre davantage, il entama la descente dans l’ouverture ; la roche éclatée monta vers lui, brune, mais par endroits décolorée en noir, là où d’infimes traces de gaz l’avaient brûlée.
Les écouteurs de son casque se mirent à craquer et à crachouiller.
« Je suis en train de perdre ta télémesure », comprit-il au milieu du bruit de fond.
Nigel immobilisa complètement le module. « Écoute, Len, je ne peux pas m’enfoncer davantage dans la faille sans perdre le contact.
— Nous ne devons pas le perdre.
— Eh bien…
— Peut-être devrais-je venir.
— Non, il faut que tu restes en dehors du nuage de poussière. Déplace-toi en direction du soleil de manière à te placer à mon aplomb ; le cône de réception devrait être suffisant.
— D’accord, j’y vais.
— Écoutez, les gars, intervint à ce moment-là Dave, si vous avez des problèmes, peut-être devrions-nous simplement… »
Nigel coupa la réception. On ne faisait que perdre du temps. Il continua à faire pivoter le module pour prendre une série complète de clichés.
Icare se présentait comme une unique colline bosselée, avec des pentes dans tous les sens ; monticules brûlés et mini-crevasses lui composaient une géographie miniature, mais paraissaient plus grands qu’ils n’étaient lorsque l’œil essayait de les situer dans une perspective familière. Il jeta un coup d’œil à l’horloge. Il avait suffisamment attendu ; il rétablit la réception et le bruit de fond reprit son chuintement. « Comment ça va, Len ? dit-il.
Dis donc, n’as-tu pas des problèmes de transmission ? Je t’ai perdu pendant une minute.
J’avais besoin de réfléchir tranquillement.
Ah ! bon. Dave dit qu’ils viennent d’avoir une autre idée en bas.
C’est bien ce que je m’étais dit. Mais puisqu’ils sont en bas, ils ne sont pas ici, non ? » Len eut un petit rire. « Tout porte à le croire.
Où te trouves-tu ? Puis-je commencer la manœuvre de descente ?
Un instant. Encore quelques minutes, et c’est bon. Ça ressemble à quoi, dans ton coin ?
Plutôt sinistre. Je me demande bien pourquoi Icare a une forme presque parfaitement sphérique. Je m’étais attendu à trouver un bloc informe et déchiqueté.
Ça ne peut pas venir des forces gravitationnelles.
Non ; elles ne suffiraient même pas à retenir un caillou, tout est nu, il n’y a pas le moindre débris.
C’est peut-être l’érosion solaire qui, avec le temps, a fini par l’arrondir.
Cette fois j’y vais, le coupa abruptement Nigel.
C’est bon, je pense pouvoir te suivre d’où je me trouve. »
La rotation d’Icare avait rapproché la paroi de gauche. Il tenait l’appareil au centre de la faille, se souvenant de la première fois où il avait appris, dans un vieux manuel, que la Terre tournait. Pendant des semaines il était resté convaincu qu’à chaque fois qu’il tombait c’était parce que la terre avait bougé sous lui sans qu’il ait fait attention. Et il s’était émerveillé à l’idée que tout le monde était capable de rester debout alors que la planète essayait manifestement de les jeter au sol.
Il eut un sourire en commençant la descente.
Le bâillement des mâchoires rocheuses s’ouvrit tout autour de lui. Ici et là, dans la roche pelée, brillaient des éclats de quelque chose qui ressemblait à du mica. Nigel s’arrêta environ à mi-chemin et, tournant les projecteurs vers le haut, se mit à examiner le dessous d’un surplomb. Il était brun et rugueux. Il se rapprocha de la paroi et déploya le bras d’une pince waldoe. D’un coup sec, ses dents mordirent dans la roche, et ramenèrent quelques livres de débris desséchés. Len appela ; Nigel se contenta de lui répondre en grommelant des monosyllabes. Il reprit la descente, se déplaçant avec la plus grande précaution dans la pénombre silencieuse. Il ajouta encore quelques poignées d’échantillons dans la cavité de la coque prévue à cet effet.
Il était tout près du fond lorsqu’il se rendit compte qu’il l’avait presque atteint.
Le sol grêlé se présentait comme un fouillis de rochers dépassant d’une piscine d’encre noire. Il ne put distinguer aucun détail, sur le coup, et tourna les projecteurs vers le bas.
Une fissure profonde courait au milieu du sol irrégulier ; elle faisait peut-être cinq mètres de large, et les ténèbres les plus totales y régnaient.
À intervalles irréguliers, des choses dépassaient des bords de la faille, des choses anguleuses, carbonisées et émoussées. Certaines renvoyaient des reflets brillants, comme si elles avaient partiellement fondu.
Nigel se rapprocha.
L’un des objets était un long ruban convoluté, fait d’un métal cuivré, qui formait un réseau compliqué de spirales repliées.
Il resta assis, dans le silence, tandis que le temps passait.
À dix mètres de là, un objet écrasé, qui avait dû avoir autrefois une forme carrée, se trouvait coincé dans la fissure, comme s’il y avait été projeté par un grand vent. Il y en avait d’autres. Il photographia tout.
Cela faisait un moment que Len l’appelait.
Quand il eut bien compris, Nigel appuya sur le commutateur de transmission et dit :
« Il va falloir reprendre tous nos calculs, Len. Icare n’est ni un bloc de glace ni une masse rocheuse, ni rien de semblable. Je crois », il se tut un instant, n’arrivant pas lui-même à admettre ce qu’il allait dire « je crois qu’il s’agit d’un vaisseau. »
Trois
Il fallut une heure à Houston pour accorder à Nigel l’autorisation de quitter le module. Soutenu par Len, il dut se battre avec un directeur de projet estimant qu’ils avaient déjà perdu trop de temps. Il était évident que l’homme ne croyait pas un mot du rapport de Nigel et pensait qu’il s’agissait d’une histoire montée de toutes pièces, destinée à lui donner le temps d’aller glaner d’autres échantillons. C’est tout juste si l’on put empêcher Len de se rendre dans le nuage, et pour cela il fallut accepter la réévaluation de la mission.
Mais Houston ne donna pas son accord sans contrepartie : il fallait tout d’abord fixer l’Œuf dans la faille. Nigel n’était pas obligé de sortir du module pour y procéder, et, plutôt que de discuter, il préféra se débarrasser le plus vite possible de cette partie du programme.
L’Œuf était constitué d’une sphère d’un gris éteint, dont la carapace était trouée de divers systèmes de sécurité et d’armement. Nigel l’approcha du bord de la deuxième faille et la libéra en faisant sauter les boulons explosifs. La sphère se détacha en douceur.
Avant qu’elle puisse aller bien loin, il déclencha le système de fixation ; les harpons allèrent se ficher dans la paroi, puis les petits cabestans incorporés réenroulèrent les câbles, qui tirèrent la sphère à eux jusqu’à ce qu’elle fût collée à la paroi. Plus rien n’aurait pu faire bouger l’Œuf, maintenant, et seul Len ou Nigel pouvaient déclencher l’explosion des cinquante mégatonnes.
Nigel mangea avant de quitter le module. À Houston, les responsables n’étaient pas d’accord sur les nouveaux plans à adopter ; Dave lui donna un résumé des points de vue auquel il ne prêta qu’une oreille distraite. Lui et Len disposaient d’une marge de réserve en air de vingt-deux heures, et il restait possible d’effectuer certains changements sur leur orbite de rentrée sur la Terre.
Les deux missions de secours sans pilote continuaient à être préparées, mais elles paraissaient maintenant poser de plus en plus de problèmes. Les modules dirigés par radar devaient en effet s’approcher à grande vitesse d’Icare, mais les fragments rocheux éparpillés dans la poussière qui l’entourait risquaient de faire dévier les charges ou de les faire exploser prématurément.
« Sas ouvert », lança Nigel dans la radio avant de passer sur l’émetteur portatif. Le hayon s’ouvrit avec un bruit creux. Il se glissa à l’extérieur avec précaution et descendit lentement le long de l’aussière de débarquement du module.
Puis il fut debout sur le sol d’Icare.
« Le sol craque un peu sous mes semelles », dit-il avant d’être bombardé de questions par Len, préférant les anticiper. Tous deux venaient de passer cinq semaines dans une cabine étroite et puante pour intercepter Icare, et la récompense de tant d’efforts, une récompense bien plus grande que tout ce qu’ils avaient pu rêver, était en train d’échapper à son coéquipier.
« On dirait quelque chose comme de la cendre, reprit-il. Quelque chose de complètement desséché, de toute façon. »
Un silence.
« Je suis sur le rebord de la faille. Elle fait environ deux mètres de large à cet endroit, et les bords en sont nettement arrondis. Je suis au-dessus, maintenant, et je regarde dedans. Les parois descendent sur à peu près quatre mètres, après quoi c’est tout noir. Au-delà, rien n’arrête ma lampe.
— Peut-être y a-t-il une cavité par là, proposa Len.
— Peut-être. »
Avant que Dave puisse intervenir, Nigel reprit :
« Je descends. Saisissant une saillie rocheuse, il se poussa à l’intérieur de la faille.
Tandis que la saillie rocheuse s’éloignait derrière lui, il vit au devant quelque chose qui réfléchissait vaguement la lumière et qui devint un rectangle blanc quand il se rapprocha. Il paraissait serti dans l’un des bords d’une vaste dalle, à l’une de ses extrémités, et son côté le plus large devait faire une bonne centaine de mètres de longueur. Des ouvertures de forme étrange y étaient percées, entourées, pour certaines d’entre elles, d’un rebord rocheux en forme de parenthèse ou de trait de plume. Nigel perdit son assiette en avançant, et fut obligé de donner un mouvement gyroscopique à ses bras pour se remettre d’aplomb. Il y eut un léger tintement sonore quand il posa les pieds.
Le matériau blanc présentait le lustre éteint particulier au métal. D’un coup de ciseau à froid, Nigel en détacha un échantillon. À proximité, il aperçut alors une chose aux formes tourmentées vert et rouge, qui parut croître doucement à partir du métal blanc, sans solution de continuité apparente. On aurait dit une sculpture abstraite. Quand il la toucha, il sentit un léger tremblement sous ses doigts ; l’un de ses éléments bougea imperceptiblement, puis le tout se figea. Plus rien d’autre ne se passa.
Il se déplaça, examina d’autres objets, puis fit passer le rayon de sa lampe dans l’une des ouvertures. Elle formait un grand ovale, et il aperçut au loin des couloirs sombres qui venaient y aboutir.
Il y pénétra.
Il est dans un long tuyau fait de fragments de roche. Il en prend un échantillon. Origine volcanique ? Les particules granuleuses qui la constituent ont quelque chose d’étrange.
Une voûte. Parois grises, çà et là brûlées de brun. Il reprend son lent vol plané.
Des lignes droites qui se regroupent… pour former des renflements… Doit-il continuer ? le faisceau de sa torche fait danser des ombres à chacun de ses mouvements, comme autant d’yeux surveillant tous ses gestes. Dessin en vaguelettes.
D’autres dessins.
Dans les murs ?
Doit-il ? Chaque sourire cache des dents.
Vers le bas, maintenant. Tout droit. Glissement. Ses jambes ballantes
ballantes
molles
quelque chose comme un coussin mais il ne voit rien, seulement les ombres dans lesquelles autre chose se fond
chaud puis froid vieux
le tirant de nouveau vers le bas, le télescopant en de nouveaux cubes d’espace, tout de travers, une pièce sphérique, maintenant luisant rouge lorsque effleurée par sa torche, ou bien ses yeux lui joueraient-ils des tours ? Il a de la difficulté à accommoder, il a probablement perdu le sens de la verticale relative, un vieux problème en gravité zéro, un simple mouvement sagittal et tout est arrangé…
Des marches de pierre usées montant verticalement sous un angle impossible, vers un plafond maintenant d’apparence fripé, taché de flaques oranges qui brillent comme de l’huile dans la lumière glauque. Nigel se souvient tout d’un coup d’un film, vaguement… un vieux film. Un film sur la tombe de Toutankhamon, le dieu-chacal Anubis s’étalant sur neuf ennemis vaincus. À l’intérieur de la chambre du trésor, gît un coffre jeté contre un mur par les gardes de la nécropole après une effraction. Bois desséché. Il contient les restes momifiés de deux enfants mort-nés, ceux peut-être des enfants de Toutankhamon lui-même, conservés dans la résine, la gomme et les huiles.
Ouverture de la tombe.
On y pénètre.
Et depuis la vallée des Rois, depuis Karnak et Louxor, suivant les méandres du Nil jusqu’à Alexandrie, une femme, les poignets rougis, les jambes lourdes, marchant en proie à une maladie qui la dévore de l’intérieur…
Nigel secoua la tête.
Les marches n’étaient que des repères. Elles ne conduisaient nulle part. Il les photographia – clic, bzzz – et continua.
Le bourdonnement bizarre, encore une fois. Il n’y avait pourtant pas d’air… Comment pouvait-il l’entendre ? Il se laissa dériver vers un tube qui allait en se rétrécissant. Le bourdonnement était plus fort. Une sphère apparut en avant ; elle ne touchait pas les parois. Nigel l’effleura ; le bourdonnement augmenta d’intensité. Il colla son gant sur la sphère par le ruban adhésif cousu au dos, et se lança autour d’elle en s’en servant de point d’appui. Derrière béait un vide noir. Sa torche s’y promena sans rien y rencontrer, comme si la lumière s’y perdait sans trouver de surface réfléchissante. Le bourdonnement continuait.
Il passa de l’autre côté de la sphère et scruta l’abime des yeux. Rien.
Soudain le bourdonnement s’amplifia, devint un cri, un hurlement – et s’arrêta.
Nigel cligna des yeux et sursauta. Autour de lui, que des poches d’ombre. Quand il se retourna pour observer la sphère, elle lui parut inerte, épuisée.
Il fronça les sourcils, revint vers la sphère et la contourna dans l’autre sens ; puis il reprit le tunnel par lequel il était arrivé et continua ses recherches.
Quatre
Trois heures plus tard, toutes ses bobines de film épuisées, et commençant à sentir la fatigue, il prit le chemin du retour. Le réseau de couloir formait une toile d’araignée, simple mais économe de place, qui reliait les pièces sphériques entre elles ; en dépit des multiples intersections, il retrouva facilement son chemin.
« Je suis de retour à la cabine, dit-il dans son micro avec un soupir de fatigue.
— Seigneur ! Mais où étais-tu donc passé, Nigel ? Des heures sans le moindre bip ! J’étais sur le point de descendre…
— Il y a pas mal de choses à voir.
— Houston est en ligne – ils sont tous fous furieux – alors commence à parler. »
Il se lança dans la description détaillée de ce qu’il venait de voir, parlant des petites pièces qui auraient pu servir de dortoirs, du réseau de tunnels-couloirs, des endroits vastes comme des auditoriums, des plafonds où dansaient des lumières, se servant de toutes les comparaisons qu’il pouvait imaginer.
Il parla aussi de choses étranges : de lieux encombrés par une infinité de couches successives d’une sorte de pellicule verte qui ne se dissipait pas dans le vide alentour, mais ondulait quand il passait à proximité ; des pièces qui paraissaient changer de dimensions quand on les observait ; d’un endroit où il avait ressenti des vibrations aiguës à travers sa combinaison spatiale.
« Y avait-il un système d’éclairage ? demanda Dave.
— Je n’ai rien vu de tel.
— Nous avons recueilli une puissante émission radio, il y a quelques heures, reprit le directeur. Nous avons pensé que tu essayais de transmettre de l’intérieur.
— Non, répondit Nigel. Je ne pouvais même pas joindre Len avec la portative, alors j’ai replié l’antenne et j’ai simplement regardé autour de moi.
— Le signal ne s’est pas manifesté sur nos bandes de fréquence, précisa Len.
— Nous n’avons pas eu le temps de l’enregistrer ; il n’a duré que quelques secondes, environ, et tous nos appareils étaient branchés sur les fréquences de télémesure, continua Dave.
— Ne t’en fais pas, Nigel, dit Len. Est-ce bien complètement abandonné, là-dedans ? Aucune trace d’occupation ? »
Nigel garda le silence. Il y avait des choses qu’il aurait voulu leur dire, des choses qu’il avait ressenties. Mais en quels termes les leur traduire ? Sur Terre, c’était des faits qu’ils voulaient.
Nigel se revit soudain en train de frapper du poing sur les parois de ces couloirs sans fin et si bizarres. La sphère. Le bourdonnement. Avait-il accidentellement déclenché quelque chose ?
« Nigel ?
— Je crois que cela fait longtemps qu’il n’y a plus personne. Il y a une immense salle voûtée, à l’intérieur, de plusieurs centaines de mètres de côté. Il devait bien y avoir quelque chose dedans ; de l’eau ou de la nourriture, peut-être…
— Ou du carburant ? Des moteurs ? proposa Len.
— Pourquoi pas ? Toujours est-il qu’elle était vide. Si c’était du liquide, il a dû certainement s’évaporer lorsque la faille s’est ouverte.
— Oui, c’est peut-être ce qui a donné naissance à la queue de la planète, au Panache d’Or, dit Len.
— Il me semble. Ça, et l’atmosphère qui s’est engouffrée dans la faille. Il y a beaucoup de désordre à l’intérieur – des choses arrachées du mur et éparpillées, des éclats détachés dans les couloirs qui auraient bien pu être produits par un objet dur en train de débouler. J’ai ramassé quelques-uns des débris les plus petits et je les ai rapportés. »
Pendant quelques instants, tout le monde garda le silence sur la ligne. D’une main, Nigel s’appuya contre la paroi de la cabine, près de lui, comme pour en éprouver l’intégrité. Contemplant un surplomb de roche brûlée à l’extérieur, il commença à comprendre la réalité du problème. Il n’était plus le même que lorsqu’il imaginait Icare sous la forme d’un énorme caillou filant silencieusement à trente kilomètres à la seconde vers la Terre, et lui-même et Len lancés à sa poursuite pour lui infliger un coup mortel. À l’époque, un problème simple avec des solutions évidentes. Ce qu’il imaginait maintenant était plus vague – puis, bientôt, finit pas se préciser dans son esprit.
Juste avant de pénétrer dans la traînée de poussière, alors que le module de commandement de Len était encore en vue, Nigel avait pris un certain nombre de visées stellaires afin de caler ses gyroscopes à inertie. Une procédure simple, facile à faire dans le temps imparti. Avant de replier le télescope, il aperçut brièvement un point lumineux et, par curiosité, revint se fixer sur lui. Dans l’appareil, le point grossit et se transforma en un disque bleu et blanc, plat, et il se rendit soudain compte qu’il était en train de contempler la Terre. Un cercle parfait, dégageant une impression de sérénité. Solitaire. Une cible, inconsciente du danger. Sa courbe douce était autre chose qu’une tache sur le fond étoilé ; elle en était le centre. Longtemps il l’avait contemplée.
À travers les crachouillis d’électricité statique, la voix de Dave lui parvint.
« Bon, nous sommes d’accord pour t’accorder une autre visite à l’intérieur, Nigel. Ramène tout ce que tu peux, prends encore d’autres photos. Aussitôt après tu vas retrouver Len et vous vous écartez de l’Œuf, puis…
— Non.
— Quoi ?
— J’ai dit non. Nous n’allons pas faire sauter l’Œuf, n’est-ce pas Len ?
— Nigel ! commença Dave, qui n’alla pas plus loin.
— Je ne sais pas, répondit Len. Qu’as-tu donc en tête ?
— Ne comprends-tu pas que ça change tout ?
— C’est ce que je me demande, répondit Len, soudain distant. Nous essayons de sauver des milliers de vies, Nigel. Si Icare vient heurter la Terre, il détruira un bon morceau de territoire, enverra des tonnes et des tonnes de boue pulvérisée dans l’atmosphère, et changera probablement le climat pendant un bon moment. Il me semble…
— Mais non ! Plus maintenant, de toute façon. Puisque Icare est creux. Il ne fait qu’une fraction de la masse que nous avions calculée. Évidemment, l’explosion fera pas mal de bruit quand elle se produira mais ça ne sera pas le désastre prévu.
— Tu tiens peut-être quelque chose, après tout.
— Je peux procéder à l’estimation du volume de roche restant… »
Dave intervint à ce moment-là.
« Je viens de discuter avec nos spécialistes, ici à Houston, Nigel. Dès que nous avons appris que le centre était creux, nous avons repris les calculs, et notamment la dynamique de la trajectoire. Les résultats ne vont pas tarder à tomber, mais en attendant, j’aimerais bien discuter un peu avec toi. »
Le directeur de mission se tut un instant.
« Je t’écoute, dit Nigel.
— Même si la masse d’Icare est de dix fois inférieure à ce que nous avions estimé, l’énergie produite par son impact sera tout de même des milliers de fois plus importante que celle dégagée par l’éruption du Krakatoa. Pensez aux habitants du Bengale.
— Ou du moins ce qu’il en reste, intervint Len. Les différentes famines en ont déjà tué plusieurs millions, et cela fait plus d’une année qu’ils ont fui le point d’impact. Depuis que le gouvernement indien a été renversé, plus personne ne suit de combien d’âmes nous parlons au juste, Dave.
— C’est exact. Mais si tu ne te soucies pas d’elles, Len, pense au nuage de poussière qui sera projeté dans l’espace, dans la haute atmosphère. Il pourrait suffire à déclencher une nouvelle ère glaciaire. »
Nigel finit de mâcher la barre d’aliment condensé qu’il venait de prendre. Il se sentait dans un curieux état de fatigue flottante, détendu mais affaibli. Les stimulants qu’il avait pris le gardaient bien réveillé, mais n’avaient pas réussi à le débarrasser de la profonde lassitude de ses bras et de ses jambes.
« Il ne s’agit pas de les tuer, Dave, dit-il alors. Arrête de faire du cinéma. Mais il faut bien reconnaître que ce que nous pourrions apprendre de cette relique vaut bien quelques vies humaines.
— Et qu’est-ce que tu proposes, hein ? Quel plan à la gomme ?
— Que nous restions ici une semaine, pour ramasser là-dedans tout ce qui sera possible. Vous nous faites parvenir des réserves supplémentaires d’eau et de nourriture ; il suffit de reconvertir l’un des missiles automatiques à charge thermonucléaire en cours de préparation, en commençant tout de suite. Nous dégagerons les lieux à temps pour que les autres intercepteurs aient la possibilité de jouer leur rôle, éventuellement ; et bien entendu, nous nous servirons aussi de l’Œuf.
— On dirait bien que ça pourrait marcher », admit Len, faisant naître l’espoir en Nigel. Ils allaient le faire ; ils ne pouvaient pas refuser.
« Vous savez bien que l’on ne peut se fier à ces intercepteurs à cause du nuage de poussière ; c’est précisément pour cette raison que vous vous trouvez là-haut. Et plus Icare sera près de la Terre au moment de l’explosion, plus faible sera la dérivation de sa trajectoire. Et si quelque chose déconne au dernier moment, on le prend dans la gueule.
— Le risque vaut la peine d’être couru, Dave, remarqua Len.
— Tu te mets de son côté, Len ? J’avais pourtant espéré…
— Nous aussi nous espérons certaines choses, le coupa Nigel, soudain pris par l’inspiration. Que nous pourrions peut-être y apprendre quelque chose d’assez extraordinaire pour tirer l’humanité de son gâchis actuel. Un nouveau concept de physique, par exemple, une invention pouvant en découler. Les êtres qui ont construit Icare nous étaient supérieurs, Dave, y compris par la taille, il suffit de voir la dimension des portes et des couloirs.
— Mais le RISQUE, Nigel ! Si l’Œuf n’arrive pas à faire le boulot, et que…
— Il faut le courir.
— Dites les gars, on vous a envoyé faire un certain boulot. Et maintenant… »
Dave avait gardé un ton calme, même à présent, et Nigel se demandait pourquoi. Peut-être lui avait-on conseillé d’éviter systématiquement de les provoquer. Il se demanda ce que ses parents pouvaient bien penser de tout cela, de leur fils prêt à risquer des vies humaines sous prétexte d’exploration. Ou même s’ils étaient au courant. La NASA devait certainement avoir coupé la retransmission en direct dès qu’elle avait compris que les choses ne tournaient plus rond ; ce n’était plus d’une héroïque mission de sauvetage qu’il était question. Il se rendit compte que ses mains tremblaient.
« Attendez une minute, les gars, reprit Dave. Je n’ai pas l’intention de vous engueuler. Nous comprenons tous que vous êtes persuadés d’agir pour le mieux. » Il se tut un instant, tandis que continuait le paisible chuintement du bruit de fond, comme s’il s’efforçait de donner plus de poids à ses mots.
« Il y a un élément nouveau, néanmoins. On vient juste de me passer les calculs de la nouvelle trajectoire, tenant compte de la masse plus faible d’Icare. Et cela fait une différence ; une grosse différence.
— C’est-à-dire ? demanda Nigel.
— L’astéroïde se présentait déjà selon un angle oblique relativement important par rapport aux hautes couches de l’atmosphère, comme vous le savez. Avec une masse plus faible, sa course va s’infléchir un peu – pas énormément, mais un peu tout de même. Il ricochera comme un galet sur un étang, puis il tombera. Mais plus sur le sous-continent indien ; l’impact sera plus à l’ouest. »
Nigel sentit comme un poids lui creuser l’estomac.
« Dans l’océan ?
Oui. À environ trois cents kilomètres des côtes. »
Il n’y avait plus rien à dire. Les conséquences d’une chute dans l’océan étaient bien pires ; au lieu de se dissiper en ébranlant le manteau rocheux continental, l’énergie accumulée par l’astéroïde allait provoquer un geyser titanesque d’eau et de vapeur. La vapeur irait en se déployant dans la haute atmosphère, enfermant toute la planète dans un nuage unique, épais, sous lequel les tempêtes se déchaîneraient. La vague de fond ainsi soulevée atteindrait toutes les villes côtières du globe, et c’est une bonne partie de la civilisation qui se trouverait balayée en quelques heures.
« Ils en sont bien sûrs ? demanda Len.
— Autant qu’on puisse l’être », répondit Dave. Une note voilée, dans sa voix, arracha Nigel à sa contemplation.
« Coupe Houston-pendant une minute, Len.
— D’accord. Voilà qui est fait. Alors ?
— Qu’est-ce qui nous prouve que Dave n’est pas en train de mentir ?
— Eh bien… rien, à vrai dire.
— Ça me paraît un peu bizarre, un rocher de cette taille ricochant sur l’air ténu de la haute atmosphère. Le truc a été mentionné par l’un des astrophysiciens qui nous ont briefés, mais pour en exclure la possibilité, à cause de la masse d’Icare.
— Mais si cette masse est un dixième de celle initialement prévue ?
— Là, je ne sais pas. Ah merde ! C’est pourtant crucial !
— Impact dans l’océan… Si cela se produit, ce sont des millions de personnes, des milliards…
— Exact.
— Comprends-tu… Je ne crois pas vouloir…
— Moi non plus. Nigel se tut, mais une idée lui traversa l’esprit.
— Attends une seconde, reprit-il. Il y a tout de même quelque chose de bizarre là-dedans. Ce rocher est creux, ce qui le rend plus léger.
— Évidemment ; moins de masse.
— Mais ça le rendra d’autant plus facile à faire sauter en morceaux, ce qui réduit les chances de voir rester un ou deux gros fragments après l’explosion de l’Œuf, non ?
— J’imagine.
— Mais pourquoi Dave n’a-t-il pas fait état de cela ? Ça augmente nos chances de succès ! »
Un instant de silence.
« Il nous ment.
— Et comment, il nous ment ! » De l’exprimer convainquit encore davantage Nigel.
« En termes de probabilités, autrement dit, nous sommes mieux placés qu’avant.
— Mieux, en tout cas, que ce que Dave a laissé entendre. Il n’y a pas de doute.
— À condition, évidemment, que l’Œuf fonctionne. Nous venons de le trimbaler sur un sacré bout de chemin ; peut-être est-il fichu, à l’heure actuelle. Une probabilité de sept pour cent, nous ont-ils dit avant le départ, tu te souviens ? Le truc risque de ne pas marcher du tout, Nigel.
— Je suis prêt à parier que si, moi.
— Combien ?
— Quoi, combien ?
— Combien es-tu prêt à parier ? Les vies de tout le reste de l’espèce humaine ?
— S’il le faut.
— Tu es cinglé.
— Non. Les probabilités sont pour nous ; Dave nous ment.
— Mais pourquoi nous mentirait-il ? »
Nigel fronça les sourcils. Les doutes exprimés par Len venaient renforcer les siens. Dans quelle mesure était-il sûr ? Mais il refusa de se laisser envahir par eux et dit : « ils ne veulent pas prendre le moindre risque, tout simplement, Len. Ils veulent leurs deux héros, une flopée de vies humaines sauvées et un minimum d’embêtements. Ils veulent que les choses restent simples.
— Et tu t’es mis dans l’idée…
— Je me suis mis dans l’idée de savoir ce qu’était ce truc. Qui l’a construit. Comment il était propulsé, d’où ils venaient…
— C’est demander beaucoup à un tas de ferraille.
— Peut-être que non. J’ai cru voir des choses comme des tableaux et des consoles, à un certain endroit. Va savoir si ne se trouvent pas les enregistrements des données informatiques dont ils se servaient, là-dedans.
En admettant qu’ils se soient servis d’ordinateurs, bien entendu.
Il le faut bien. Si nous pouvions trouver les mémoires…
— Tu crois vraiment que nous pourrions ? »
Nigel haussa les épaules. Oui, je le crois. Je n’en sais rien, en fait, personne ne le sait. Mais si nous trouvions quelque chose de vraiment nouveau là-dedans, les conséquences pourraient être extraordinaires, Len. Une nouvelle technologie ne ferait pas de mal à la planète pour sortir de l’état où elle est en ce moment.
— Comme quoi ?
— Une nouvelle source d’énergie. Peut-être quelque chose avec un rendement infiniment meilleur que tout ce que nous connaissons. Que sais-je, moi !
— Peut-être.
— Eh bien… » Nigel sentit qu’il perdait toute énergie. « Si tu n’es pas avec moi, Len… »
Il y eut un long silence.
Bing, fit la capsule en se dilatant sous le soleil dont la chaleur se répartissait inégalement. Comme une voix métallique posant ses propres questions : tac, bing ! Pouvait-il vraiment y arriver ? Non. Absurde, inutile. Et pourquoi, après tout ? Pourquoi ce risque grotesque ? (Pourquoi quitter l’Angleterre ? Pourquoi aller dans l’espace ? Bing.) Il savait bien que c’était ce que ses parents avaient dû se demander, sans jamais le dire. Inquiets, tout en le poussant dans sa voie, où qu’elle conduisît. Et qu’allait-il donc chercher au juste, là-dedans ? Un nouveau cru, dans cette vieille bouteille ? L’humanité ne disposait-elle pas déjà de suffisamment de vin, merci, la main à plat sur le verre, non. Non, absurde. Il se montrait mal élevé. Tout ce qu’il avait dû accomplir, tout ce travail, vous voyez, à quoi cela a-t-il servi ? C’est très bien de chercher, mais qui paiera les violons du bal ? Savait-il au moins – et ses poings se serrèrent, blanchissant ses articulations – ce qu’il cherchait ? Regarde les choses froidement une minute. Les faits, rien que les faits. Est-ce rationnel ? Non, absurde. Non, il ne pouvait pas. Il oscillait, entre les bing et les tac, oscillait… oscillait…
Nigel s’humecta les lèvres et attendit. La chaleur du soleil frappait directement le rebord de la crevasse, au-dessus de lui. Sa lumière se réfléchissait jusque dans la cabine, et accentuait les plis de tension de son visage. Il se rendit compte qu’il retenait sa respiration.
« Nigel, dit enfin une voix, écoute, ne me mets pas comme ça sur le gril… »
Nigel reverrouilla sa tenue spatiale automatiquement. De la main, il rabattit sèchement la visière du casque.
« Je… je dois faire avec Dave, vieux frère. Ce truc est un trop gros morceau pour moi…
— D’accord, le coupa sèchement Nigel, d’accord.
— Écoute, je ne voudrais pas que tu croies…
— Mais non ! » Il s’introduisit dans le sas et se retrouva bientôt en pleine lumière. Levant les yeux, il fut victime d’un tour joué par son oreille interne, soudain submergé par l’impression qu’il tombait le long d’une gorge étroite, comme s’il était aspiré par le soleil. Ses réflexes réagirent : il empoigna le rebord du sas et se tira à l’extérieur en tournant sur lui-même, le mouvement lui permettant de retrouver le sens de l’équilibre. Il se sentait étrangement calme.
« Nigel ? »
Il ne répondit rien. Sur le côté du module, se trouvait une boîte plate de couleur marron et de la taille approximative d’une machine à écrire portative. Il avança en se propulsant par les mains, jambes flottantes, la respiration anormalement bruyante. Il n’eut aucun mal à libérer les étriers qui retenaient la boîte ; d’une main, il amena celle-ci à la hauteur de sa taille et l’attacha à l’un des mousquetons de sa ceinture à outils.
« Nigel ? Dave voudrait savoir…
— Je suis là. Attends une minute. »
Il alla récupérer les réserves supplémentaires de nourriture et d’air qui se trouvaient à l’arrière de la coque – des rations de secours, faciles à transporter. Mais il se sentait maladroit avec toutes ces boîtes qui pendaient ou flottaient à sa ceinture ; en se déplaçant avec précaution, il devait cependant pouvoir les porter un bon moment sans fatigue. Il se laissa lentement dériver vers la roche brun-noir en dessous.
« Nigel ? »
Il vérifia l’étanchéité de sa combinaison. Tout paraissait parfait. Son épaule le démangeait à hauteur de l’emmanchure, et il la bougea pour se gratter.
La situation n’était pas sans ironie : les gaz précipités par la faille avaient engendré une pseudo-queue de comète, sur cet antique vaisseau, et c’est à cause de cela que Len et lui se trouvait ici et l’avaient découvert ; mais cette même explosion avait été suffisante pour dévier Icare de sa route et le diriger vers la Terre, rendant sa destruction nécessaire. Le destin comme lame à double tranchant…
« Nigel ? »
Au bord de la deuxième fissure, il s’arrêta. Autant en finir tout de suite.
« Écoute-moi bien, Len – et arrange-toi pour que Dave n’en perde pas un mot. J’ai avec moi les circuits intégrés d’armement et la détente ; sans eux, tu ne pourras pas faire étonner l’Œuf. Je les garde sur moi pendant l’exploration.
Hé ! Écoute un peu… » Derrière la voix de Len, avec le décalage de quelques secondes, il put entendre le chœur de protestations en provenance de Houston. Il ne s’arrêta pas.
« Je vais les cacher quelque part à l’intérieur. Même si tu me suis, tu ne pourras pas les retrouver.
— Nom de Dieu, Nigel mais ne com…
— La ferme. Je fais cela pour gagner du temps, Len. Houston ferait bien de nous envoyer des réserves d’air et de nourriture, parce que j’entends bien utiliser la marge d’une semaine qui nous reste. Une semaine. Une petite semaine pour essayer de trouver ce qui vaudrait la peine d’être sauvé dans ce naufrage. Ces données informatisées, peut-être, ou que sais-je encore.
— Non, non, écoute ! » l’adjura Len d’une voix blanche où pointait une note de désespoir. « On n’est pas en train de jouer aux Indiens et aux cow-boys, mec. Il n’y a pas non plus que les riverains de toutes les mers de la planète, au cas où tu t’en soucierais. Si jamais l’Œuf ne fonctionne pas et que Houston n’arrive pas à frapper ce caillou avec les missiles automatiques, si jamais il tombe dans l’océan…
— Et alors ?
— Il y aura des tempêtes.
— Et alors ?
— Bien assez pour qu’aucune navette ne puisse venir nous chercher en orbite.
— Les recherches seraient deux fois plus efficaces si, tu venais ici me donner un coup de main, Len. » Nigel sourit pour lui-même. « Cela pourrait nous faire gagner du temps, sais-tu !
— Espèce de fils de pute !
— Autant que tu te grouilles, Len. Je ne vais pas rester une éternité à poireauter en t’attendant pour te faire un bout de conduite.
— Et merde ! Moi qui pensais que tu étais un type sympa, Nigel. Pourquoi tout d’un coup te mets-tu à jouer les enfants de salauds ?
— Je n’avais encore jamais eu l’occasion de jouer les enfants de salauds pour quelque chose en quoi je croyais, sans doute. »
Et il reprit sa progression.